Ecrits

 

« Industria: une exposition »

Journal de bord accompagnant les expositions conjointes du « Réseau Çapeint » (avec Alain Fabreal et Henri Darasse) dans les trois musées de la Mine, du Textile et du Cayla, Tarn (de mars à octobre 2018)

Extrait:

« Je me rend compte que j’aime à la folie toutes les usines.

J’aime les usines parce qu’elles jonglent avec du compact, de l’épais, du tangible. Du pesant. Je les aime parce qu’elles ne sont que de la lourdeur boulonnée, mieux : de la lourdeur conceptualisée, quasi magique. Partout où elles éclosent, ces masses multiformes concrétisent par leur simple poids tout ce que le désespoir humain a pu transformer en énergie sur cette planète. Elles en sont les stigmates offerts aux yeux de tous et ce surplus de souffrance, ces tables de torture, n’ont cessé de conférer à l’homme une grandeur empreinte de ridicule qui le définit mieux que n’importe quel temple olympien. C’est ainsi qu’elles ont gagné leurs galons de « merveilles du monde » ! Elles sont nos plus belles cathédrales, nos déesses Kali, nos Bouddhas taillés dans la roche. Depuis mille ans nous n’avons rien érigé, au-dessus des champs de blé, de plus sacré qu’une raffinerie ou qu’un haut-fourneau : tels des totems d’acier, ces monstres dominent nos peurs et les attirent à eux afin de les éliminer.  » 

http://lepetitgarrigueillustre.tumblr.com

 

 

« Caracalla Station »

Journal de voyage en Italie.

Extrait: 

« La La notion de fête, à Venise, est illusoire. C’est sur cette illusion que s’est construite sa réputation. Et c’est à travers les différentes manifestations de cette illusion que la ville a acquis son statut de mythe. Le reflet en étant le symbole principal, cardinal, l’outil avec lequel elle a toujours su accaparer les regards perdus, les esprits songeurs et les âmes désenchantées. Tous sont venus ici avec le secret espoir d’échapper à leur triste sort. Des flopées d’indécis, de névrosés triomphants, d’hallucinés, d’hébétés, des cargaisons de romantiques et de benêts, d’idiots de tous poils, de crânes pelés, ont, au fil des siècles, remplacé sous les auvents du Rialto les marchands retords et les aventuriers qui édifièrent la Sérénissime. Comme autant d’héritiers rachitiques et dégénérés, ils ont passé le plus clair de leur temps à disperser méthodiquement tout ce qui constituait leur legs, à lentement consumer titres et blasons, à dénaturer la beauté. L’ahurissement de ces nigauds n’aura accouché, dans les encoignures de la place San Marco, de la Salute ou de la Scuola San Rocco, que d’ineptes caricatures à l’intérieur desquelles la cité étouffe encore et dépérit. Elle en meurt véritablement : en se penchant par une fenêtre du pont des Soupirs, j’assiste à l’accostage d’un monstrueux ferry qui bouche toute la perspective de la rue. Il dépasse en taille le campanile et les plus hautes constructions. Le monstre blanc avance vers le Palais des Doges, comme pour l’avaler. Il arrive de tels Moby Dick tous les jours et chaque léviathan vomit ses 2500 touristes quotidiens qui s’en vont rebondir durant quatre heures, tels des boules de flipper, contre Saint Marc, la Fenice, le pont du Rialto et le pont des Soupirs pour finir avalés en extra-ball dans le ventre de la baleine qui reprend le large après avoir ainsi contribué à déchausser un bon nombre de pilotis qui soutiennent Venise. Ces bateaux de pirates font à eux seuls plus de dégats que tous les frères de la côte réunis. Une troupe d’infects ravageurs. Croisiéristes de l’Apocalypse. Pires ténias qu’Attila et ses joyeux compagnons. Ils dévissent la ville boulon par boulon, la pilonnent et la sapent à coups d’hélices monstrueuses qui provoquent d’incessants remous sous-marins faisant vaciller l’assise des pilotis et trembler les murs des palais et des églises, fissurant les fondations, les murs porteurs, démembrant les façades et lézardant la moindre paroi. Ils finiront à coup sûr par faire s’écrouler toutes les maisons de Venise comme un simple château de cartes. Je regarde la masse blanche, les minuscules silhouettes. Une sirène d’embarquement. Repus, ces vandales repartent, creusant de leur sillon profond une ride de plus sur la peau de la vieille dame. »

« Le long du quai, un homme en chemise blanche marche les bras écartés comme un funambule, un carton recouvrant sa tête. Deux touristes trinquent en sa direction en levant bien haut leurs verres. Les tables du bar sont posées juste au bord du quai, séparées de l’établissement par le passage des promeneurs. Ce qui fascine dans cette ville entièrement dédiée au tourisme, au regard et à la déambulation, réside justement dans cette absence de but, de raison particulière pour accomplir tous ces déplacements. Venise est la capitale de l’empire du vide et c’est précisément cela qui me subjugue et que je viens observer. C’est le cas dans beaucoup de lieux touristiques du monde, mais la particularité ici c’est que les gens surplombent carrément le reflet de leurs errances, perdus dans un double traquenard : le labyrinthe des ruelles dans lequel ils s’égarent et l’infini écoulement de l’eau qui non seulement envahit tout l’espace autour des habitations mais déploie également sous leur pas un perpétuel miroir aux alouettes. Chacun semble détaché de sa propre existence et tout les gens avancent du matin au soir à la recherche d’un Graal dont ils ne connaissent même pas la teneur. Habitués à accomplir quotidiennement des activités sensées, tout un faisceau d’actions organisées autour du travail, des tâches à accomplir, de la famille, ils se retrouvent d’un coup livrés à eux-mêmes, comme libérés du harnais familier. Soudain affranchis des menues locomotions journalières dictées par la nécessité ou l’efficacité, ils s’émancipent trop brutalement en débarquant dans ce Disneyland culturel pour ne pas faire immédiatement songer à une horde de zombis titubant le long des rues, à la pleine lune. Ils se retrouvent ainsi, détachés de leurs puissantes entraves, chirurgicalement dénervés, illusoirement livrés à eux-mêmes pour des vacances qui, à proprement parler, décrivent parfaitement l’état dans lequel ils se réveillent : vacants ! Bénis les privés d’action ! Les songeurs, passifs et sevrés d’horaires, dépourvus de calendrier ou d’agendas. On vient à peine de découdre leurs ourlets, d’effranger tous leurs trajets, d’affoler la fourmilière. Ils s’égaient ainsi en tous sens, abandonné au temps et à la durée, à l’imprécision, à l’exploration d’eux-mêmes. Ce n’est pas la ville et ses chefs d’œuvres qu’ils viennent découvrir, mais bien ce territoire enfoui au plus profond de leurs nerfs, de leurs cerveaux, ce labyrinthe intérieur. Ils viennent se perdre dans leurs propres territoires, même s’ils n’en ont pas conscience, même si cela les angoisse et qu’ils essaient frénétiquement de lutter contre cette chute en s’agrippant à leurs guides bleus ou à leurs horaires de bus. Ils sont emportés par la mêlée et flottent tels des fétus de paille dans l’entrelacs de fureur aquatique qui tourbillonne autour des pilotis des vieux palais. Ils deviennent vagues, irisations, moirures sous la lune. Les plus obtus se cognent bien encore aux pontons, mais ils finissent toujours par déboucher dans des ruelles magiques qui descendent dans l’eau. Ils finissent par abdiquer et jeter leurs cartes d’état major afin d’accepter de mettre trois heures pour parcourir le chemin qui leur avait demandé cinq minutes la veille. Abandonner la terre ferme et voguer à l’unisson de cet élément liquide qui déforme les pieux enfoncés profond, altère et bossèle l’alignement des maisons, dédouble la vision. Au bout de quelques jours, on prend enfin conscience que la foule qui s’entortille le long des venelles tortueuses n’est que le reflet des formes qui s’ébrouent à la surface de l’eau. Qu’elle tente d’en imiter la souplesse, la liberté et la grâce.

Venise a transformé cette foule en farandole. »

(À paraître aux éditions La Graine a Rugi »)

 

 

 

 

 

« Toulouse contre Pagnognos »

Journal de voyage en Grèce.

Extrait:

« Le pêle-mêle athénien vous prend à la gorge dès l’abord. Sans préparation aucune. Partout règne cette atmosphère de colonie post-apocalyptique anarchiquement implantée sur les décombres d’une cité majestueuse. Il me semble traverser cette ville juste après la catastrophe, perdu au milieu des fumées âcres, dans un océan de boulons et de tôle ondulée. Blade runner chez Philoctète. Sur des centaines de kilomètres et dans toutes les directions possibles s’étend un entrelacs de friches industrielles désintégrant, laminant, aplatissant, compressant sous la poussière le pauvre malheureux perdu au beau milieu de ces milliers de ferrailleurs prisonniers de leurs gangues de métal tordu et retordu, d’une myriade de garages déglingués, de voitures antédiluviennes rouillant au soleil, de châssis biscornus, de capots s’enfonçant dans le sol, d’autobus rangés comme des moellons le long d’avenues accablées de chaleur, en un interminable défilé d’acier buriné et de nickel huileux. »

(À paraître aux éditions La Graine a Rugi »)